Réponse à la question précédente de Jacques Rebotier (Théâtre de l'Athénée, 1993), la scène qui pose question (Acte 1) :
SCENE VII
COUR - L'histoire est
celle-ci.
Depuis longtemps je me demandais: mais qui donc est ce type dans ma
tête qui parle sans arrêt ? Il y a un type qui s'est installé dans mon cerveau
depuis le début et qui n'arrête pas de parler, et ils sont même plusieurs, et
il n'en finit pas de me dérouler le fil de sa pensée en l'air, et quand je me
mets à l'écouter, il parle d'autre chose, ou bien il se tait. Il y a entre mes
deux oreilles ce texte qui n'a jamais commencé et qui ne finira jamais,
l'éternel monologue polyphonique, l'éternel dialogue, trilogue, infinilogue
intérieur qui est le bruit de fond de notre langue de fond, l'infini coupage
des paroles en un, deux, trois, quatre, sac
du ressac, sac inusable et troué, et qui n'en finit plus de rouler-dévider son
ressac percé, ho ! là ! qui parle ainsi à mes oreilles sans paupières
? Qui parle là ? Dites, vous qui parlez sans chercher à rien dire, dites-le
moi, qui parle ici, est-ce que c'est moi, ou bien c'est lui ?
L'autre question était: comment l'entendre enfin ce que depuis toujours
il cherche à me dire ?
PLATEAU - L'autre question ?
COUR - 97 % des gens, quand on leur demande à quoi ils pensent,
répondent: je sais pas. Pour-
quoi ?
PLATEAU - Je sais pas.
COUR - L'autre question, c'était aussi celles-ci: Pourquoi, lorsqu'on
vit avec quelqu'un, lui demande-t-on si souvent: à quoi tu penses ? Et pourquoi
répond-il si souvent: j'en sais rien ? comment peut-on ne pas savoir à quoi
l'on pense ? Comment peut-on être « perdu » dans ses propres pensées
? comment peut-on dire « mon » cerveau ? Mais comment peut-on dire
« mon » cerveau ? 57 % des locuteurs ne disent pas ce qu'ils pensent. 57 autres % ne
pensent pas ce qu'ils disent . 57 derniers % ne pensent à rien. Ou du moins le
prétendent. Pourquoi ? Comment ? Et pourquoi ce total de 171 % !? (A Plateau, qui esquissait une réaction.) Comment
?
Qu'est-ce qu'il y a sous les mots quand on enlève la pensée ? Qu'est-ce
qu'il y a derrière la pensée quand on soulève les mots ? A qui peut-on parler
quand on n'a rien à dire ? Est-il possible de penser à sa pensée, en toute
impunité ? Est-ce que quand on déroule d'un coup sec sa parole on peut aller
plus vite que sa pensée ? Qu'est-ce qui sort du cerveau quand on appuye dessus
? peut-on marcher en équilibre sur le fil des crêtes de sa pensée ? Est-il
seulement possible de parler seul de son seul présent ? Quand on tire sur un
fil qui dépasse est-ce qu'on voit arriver toute la pelote, ou bien d'autre fils
qui dépassent ? S'il est vrai que testa, la
tête, est un pot, est-ce que plus on parle, plus on le vide, ou bien est-ce
qu'on le remplit ?
Et si je parlais 538 minutes sans m'arrêter, est-ce qu'on peut
raisonnablement penser qu'après, je serai: plutôt guéri ? ou plutôt plus ("plusse") malade (davantage
malade) ?, ou bien plus ("plu")
? (Du tout ?)
Qui est ce type ?
PLATEAU - Je vis un jour, il y a longtemps...
COUR - Alors je me dis: il me faut le forcer, longtemps, devant tout le
monde, tout haut, maintenant tu vas parler, vieux cerveau, y en a un de nous
ici qui est en trop, fais-toi pensée de la parole en creux, liberté des roues,
pelotage des cerveaux automatiques, allez, crache, c'est à toi maintenant: t'as
voulu parler, eh bien tu vas parler, et c'est celui de nous deux qui l'dira qui
qu'y s'ra !
Le 16 octobre, je convoquai donc tous mes amis et leur dis: "Tous
mes amis, voilà, il va parler. C'est une affaire entre lui et moi, vous êtes
tous témoins. Il est aujourd'hui vendredi 16 octobre, nous sommes 0 heure GMT,
et je vais vous le faire vous parler durant les 24 heures qui arrivent, sans
discontinuer.
Alors je parlai, 24 heures durant, parmi lesquelles lui quelques
minutes seulement.
Parmi lesquelles lui quelques minutes seulement !
Je n'ai pas cessé d'y penser depuis. (Un temps.) A quel point j'avais échoué.
PLATEAU - La réussite parfaite
est impossible.
La réussite imparfaite est improbable.
L'échec partiel n'est pas désirable.
Seul l'échec parfait peut nous rendre à nous-mêmes.
PLATEAU - Je vis un jour, il y a longtemps, un vieux rabbin courant en
tous sens dans les rues de Prague avec un air dément, et criant: « J'ai
des réponses ! J'ai des réponses ! Qui a des questions ? »
JARDIN - Je vis le jour, il y a longtemps.
COUR -
Chantons.
(Ils chantent la Chanson du cerveau malade
de son cervelet)
édition Les Solitaires intempestifs
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